Première page du manuscrit (Bibliothèque Française)En prélude à notre concert des 14 et 15 décembre 2013, nous vous proposons dans cet article une analyse d’un chef d’oeuvre trop peu connu de la musique baroque française, le Requiem de Campra.
Les messes des morts jusqu’au 17e siècle
Il faut attendre la fin du 17e siècle pour voir apparaître d’assez nombreuses mises en musique de la messe des morts, que l’on a pris l’habitude de désigner par les premiers mots de son Introït (introduction) :
Requiem aeternam dona eis, Domine. Et lux perpetua luceat eis. |
Donne-leur, Seigneur, le repos éternel. Et que la lumière éternelle brille pour eux |
Cette prière provient d’un texte apocryphe (c’est-à-dire rejeté par l’Église comme inauthentique) de l’Ancien Testament, le quatrième livre du prophète Esdras (§ 34-35) : « C’est pourquoi je vous dis, nations qui entendez et comprenez : attendez votre berger ; il vous donnera le repos éternel, parce que celui qui viendra à la fin du temps est tout proche. Soyez prêts pour la récompense du royaume, car la lumière éternelle luira sur vous pour toujours… »
La messe des morts, qui a reçu son élaboration spécifique au cours du Moyen Age, comporte, outre cet Introït, des textes qui lui sont propres (comme les poèmes du Dies Irae, du Libera me) et elle omet le Gloria et le Credo des messes habituelles. Pendant très longtemps, on a surtout chanté lors des funérailles la messe des morts grégorienne sans demander à des compositeurs une musique particulière.
Les premiers Requiem autres que grégoriens seraient dus, au 15e siècle, à Guillaume Dufay (1400-1474) et à Johannes Ockeghem (1410-1497) : celui de Dufay est perdu, mais Roland de Lassus dans son Requiem de 1578 s’en serait inspiré. Nous possédons ensuite, datant de la fin du 16e siècle, une Messe des morts d’Eustache du Caurroy, avec accompagnement instrumental important, tandis que celle d’Étienne Moulinié, de 1636, purement vocale, est composée dans un style archaïsant. Modeste est également la première Messe pour les trépassés (H 2) de Marc-Antoine Charpentier, écrite vers 1670, qui comporte un nombre réduit de mouvements et où les instruments interviennent entre les chœurs, sans jamais les accompagner.
La fin du siècle voit, en revanche, apparaître une floraison de Messes des morts beaucoup plus étoffées et solennelles : deux de M.-A. Charpentier (H 7 et H 10), celles de Jean Gilles et d’André Campra, en France, de Giovanni Battista Bassani en 1698 en Italie, le Requiem de Biber (de date précise inconnue) en Europe centrale. À ces musiques composées pour des funérailles de grands personnages, il convient d’ajouter la célèbre Music for the Funeral of Queen Mary (1695) de Purcell. Les églises protestantes, elles, n’ont pas pratiqué la messe des morts avec accompagnement de musiques composées pour l’occasion.
André Campra
André Campra naît à Aix-en-Provence où il est l’élève de Guillaume Poitevin (également maître de Jean Gilles), puis il travaille dans le Midi de la France pendant trente ans, successivement à Toulon, Arles et Toulouse, avant d’être appelé en 1694 à Paris, où il occupe jusqu’à sa mort diverses fonctions prestigieuses. À partir de 1700, il se consacre surtout, pendant une vingtaine d’années, à composer des opéras tels que Tancrède ou Camille reine des Vosges. Nommé en 1723 à la Chapelle Royale, il écrit désormais plutôt des œuvres religieuses.
La date de composition de son Requiem est discutée : l’aurait-t-il composé pour les obsèques, le 26 novembre 1695, de l’archevêque de Paris, François de Harlay ? Le réemploi dans certains mouvements de motets antérieurs le suggère, mais certains proposent une date bien plus tardive, entre 1732 et 1742, en se fondant sur le réemploi dans la partie finale d’un psaume de 1723, ainsi que sur des critères stylistiques qui le rattacheraient à ses œuvres tardives.
Le Requiem de Campra
Contrairement à beaucoup de ceux qui suivront, à commencer par celui de Mozart, n’est pas une œuvre sombre. Elle n’illustre ni la crainte de la mort, ni celle du Jugement Dernier et des peines éternelles. Le Dies irae en est totalement absent. Serait-ce parce qu’une œuvre destinée aux funérailles d’un prince de l’Église ne saurait laisser penser que celui-ci pût redouter les peines infernales ? Nous croyons plutôt que Campra exprime ici une conception apaisée de la mort et du destin de l’âme, en mettant un accent insistant sur l’espérance de la lumière éternelle, évoquée à sept reprises tout au long de l’œuvre. Au contraire, les peines de l’enfer ne sont évoquées que dans un seul passage, plus dramatique et tendu que les autres. L’essentiel semble résider plutôt dans le repos et la lumière éternels que Dieu, bienveillant (pius), accordera aux fidèles défunts. Cette atmosphère particulière se retrouvera dans d’autres Requiem français composés au 20e siècle par Gabriel Fauré, Maurice Duruflé ou Alfred Désenclos.
Comme il était alors de tradition dans la musique religieuse française, les voix sont divisées en solistes, petit chœur et grand chœur à cinq voix (sopranos, altos, ténors, barytons et basses) : ces groupes alternent souvent et même se répondent au sein d’un même mouvement. Les compositeurs de cette époque-là ne définissent qu’approximativement l’instrumentation, qu’ils confient au bon goût des interprètes, dans le respect des tessitures propres aux différents instruments. Campra n’a ici rendu obligatoires que flûte, cordes et orgue.
Introït
Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis. Te decet hymnus, Deus, in Sion et tibi reddetur votum in Jerusalem. Exaudi orationem meam. Ad te omnis caro veniet. |
Donne-leur le repos éternel, Seigneur, Et qu’une lumière perpétuelle brille pour eux. Il te faut, Dieu, un hymne chanté à Sion et le vœu sera accompli pour toi à Jérusalem. Écoute [exauce] ma prière. À toi viendra toute chair. |
L’œuvre commence par une introduction instrumentale (« symphonie ») brève et discrète, en fa majeur. Puis les basses entrent, déroulant en valeurs longues la mélodie grégorienne du Requiem aeternam ; les autres voix les suivent, d’abord en valeurs assez longues, puis s’animent peu à peu tout en gardant le ton méditatif initial. L’atmosphère change avec Et lux perpetua introduit par un trait ascendant énergique des violons, dont des échos sont repris par les sopranos et les altos, tandis que l’intonation grégorienne passe aux ténors, puis aux barytons. Le passage s’achève sur plusieurs luceat clamés homophoniquement (c’est-à-dire sur un même rythme par toutes les voix) et menant à la cadence finale.
Kyrie
Kyrie, eleison. | Seigneur, aie pitié ! |
Une brève symphonie en fa mineur expose la mélodie, immédiatement reprise et développée par le ténor, puis par le baryton qui chante Christe eleison, accompagné par une harmonie plus chromatique aux modulations fréquentes. Le grand chœur reprend le Kyrie en fa mineur et sa supplication se fait plus ardente. Quelques mesures orchestrales conduisent vers une reprise plus intériorisée du Kyrie, où les voix se dispersent, avant de devenir plus homophones en se dirigeant vers une cadence solennelle (en fa mineur).
Graduel (versets de psaumes chantés entre l’épitre et l’évangile)
Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis. In memoria aeterna erit justus : ab auditione mala non timebit. |
Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et qu’une lumière perpétuelle brille pour eux. La mémoire du juste durera éternellement : il n’aura pas à craindre aucune funeste sentence. |
Une symphonie lente et douce (en ré mineur) où dominent les bois, amène la reprise de Requiem aeternam par le ténor, puis par le grand chœur, en calmes blocs homophones aboutissant à un accord de la majeur, qui permet, pour évoquer la lumière éternelle, le passage à ré majeur, exprimant la joie du fidèle qu’elle éclaire. La même lumière est ensuite évoquée dans une séquence plus lente en ré mineur, confiée au ténor, et qui s’orne peu à peu de vocalises pour finir sur un accord de ré majeur, tonalité dans laquelle le grand chœur laisse éclater de nouveau sa joie.
Une brève symphonie en ré mineur introduit une ritournelle des bois, qui accompagne toute la suite du mouvement, puis le baryton seul sur In memoriam. Le grand chœur reprend non timebit en insistant sur non répété quatre fois, en alternance avec le ténor et la ritournelle des bois. La fin du mouvement confère encore plus de solennité à ce non timebit, niant vigoureusement que l’homme juste ait à redouter d’être damné (c’est ainsi que Campra semble avoir interprété ab auditione mala, parfois compris comme « mauvaise réputation » ou « annonce de malheurs »).
Offertoire
Domine Jesu Christe, rex gloriae, libera animas omnium fidelium defunctorum de pœnis inferni et de profundo lacu. Libera eas de ore leonis, ne absorbeat eas Tartarus, ne cadant in obscurum. Sed signifer Sanctus Michael repraesentet eas in lucem sanctam quam olim Abrahae promisisti et semini ejus. Hostias et preces tibi, Domine, laudis offerimus. Tu suscipe pro animabus illis quarum hodie memoriam facimus. Fac eas, Domine, de morte transire ad vitam. |
Seigneur Jésus-Christ, roi de gloire, libère les âmes de tous les fidèles défunts des peines de l’enfer et du lac profond. Libère-les de la gueule du lion, que le Tartare ne les engloutisse pas, qu’ils ne tombent pas dans les ténèbres. Mais que Saint Michel qui porte l’étendard les introduise dans la lumière sainte que jadis tu as promise à Abraham et à sa descendance. Ces sacrifices et ces prières, Seigneur, nous les offrons pour ta gloire. Reçois-les en faveur de ces âmes dont aujourd’hui nous évoquons le souvenir. Fais-les, Seigneur de la mort passer à la vie. |
De ré mineur, Campra passe au ton proche, mais plus sombre de sol mineur. La symphonie introductive plonge dans une lenteur douloureuse, puis elle s’anime et présente un ostinato (répétition) de noires à la basse qui réapparaît dans tout le mouvement, lui conférant un caractère tourmenté. Le ténor expose le début de la supplication angoissée adressée à Jésus. Les mots rex gloriae sont traités sans aucune suggestion de majesté. L’objet essentiel de la prière (« libère les âmes de tes fidèles des peines éternelles ») est mis en valeur par des intervalles mélodiques plus grands (octave, sixte) ou plus rares (quarte diminuée) et l’évocation des peines éternelles est soulignée par les ostinati très chromatiques de la basse instrumentale, qui créent un climat inquiétant. Une illustration musicale (un « figuralisme ») par des traits mélodiques descendant vers le grave accompagne la mention de l’enfer et du « lac profond » par le trio de solistes.
Le grand chœur reprend et complète la prière angoissée, accompagné par les accords répétés des cordes. La dernière demande (ne cadant in obscurum : « qu’ils ne tombent pas dans les ténèbres ») s’accompagne d’un nouveau figuralisme suggérant la chute. Ce moment d’angoisse ne dure pas : il cède soudain la place à un passage « gracieux et léger » en sol majeur qui montre l’archange Saint Michel faisant accéder les âmes à « la lumière sainte » qu’autrefois Dieu promit à Abraham et à ses descendants. Grand chœur, petit chœur et solistes alternent pour évoquer joyeusement cette promesse. Un solo de ténor, lent, en sol mineur, sur Hostias, replace dans une atmosphère grave et recueillie qui s’éclaire avec le retour à sol majeur avant la reprise de Quam olim Abrahae par le grand chœur.
Sanctus
Sanctus, sanctus Dominus Deus sabaoth. Pleni sunt caeli et terra gloria tua. Hosanna in excelsis. |
Saint, saint est le Seigneur, Dieu des armées. Les cieux et la terre sont pleins de la gloire. Hosanna au plus haut des cieux. |
Cette partie, souvent plutôt solennelle, est traitée par Campra avec beaucoup de discrétion. Les solistes, puis les chœurs (grand et petit en alternance), semblent esquisser un léger mouvement de danse, avec un bercement binaire. Plus solennel est le Pleni sunt caeli entonné par le baryton dans un style plus orné sur le mot gloria. Le Hosanna qui suit est joyeux et certains passages en mineur expriment la plénitude et non la tristesse.
Agnus Dei
Agnus Dei qui tollis peccata mundi, dona eis requiem sempiternam. |
Agneau de Dieu qui effaces les péchés du monde, donne-leur le repos pour toujours. |
Campra traite aussi cette partie de façon inattendue. L’évocation de l’agneau, victime innocente, et des péchés du monde, appelle souvent une musique exprimant douleur et angoisse. Ici, la musique, lente et gracieuse, en la majeur, illustre bien qui tollis comme « toi qui supprimes les péchés », alors que bien des musiques illustrent plutôt l’autre sens possible : « toi qui portes les péchés ». Le ténor expose assez longuement la prière, puis le grand chœur la reprend, avec une mélodie différente, et en la mineur (qui passe vite à sol puis à do majeur) : le climat devient plus sérieux, sans pour autant s’assombrir, sauf peut-être dans un passage qui se termine par un accord de ré mineur. Le mouvement se termine dans la douceur, après une cadence évitée (sur un accord de do majeur), par un lent retour à la mineur, en s’attardant sur le mot sempiternam.
Post Communion
Lux aeterna luceat eis, Domine, cum sanctis tuis in aeternum, quia pius es. Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis, cum sanctis tuis in aeternum quia pius es. |
Qu’une lumière éternelle brille pour eux, Seigneur, en compagnie de tes saints pour l’éternité, puisque tu es bienveillant (ou : bon ; plein de bonté). Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et qu’une lumière perpétuelle brille pour eux, en compagnie de tes saints pour l’éternité puisque tu es bienveillant. |
Les mots Lux aeterna reviennent, cette fois sur une mélodie courte et simple du baryton, en la majeur, à trois temps, qui semble issue d’un air populaire, et alterne avec cum sanctis tuis in aeternum d’allure plus solennelle. Un brusque changement d’atmosphère est introduit par de lents accords graves des cordes, d’où émerge la reprise de Requiem aeternam par les basses du grand chœur suivis des autres voix. Une reprise de la même séquence aboutit à un passage plus animé exprimant une supplication plus intense.
Puis le petit chœur entonne et lux perpetua sur une autre mélodie simple ressemblant cette fois à un air de chasse, interrompue par une intervention homophone du grand chœur ; l’air de chasse reprend et le grand chœur conclut rapidement la partie qui s’enchaine sans transition, toujours en la majeur, avec la fugue finale, très animée, sur Cum sanctis tuis in æternum, avec des sujets secondaires sur quia pius es et in aeternum. Une première séquence s’achève sur un accord de mi majeur auquel succède un bref intermède instrumental en la mineur qui permet à la fugue de reprendre, cette fois en la mineur, puis en la majeur. Après un dernier intermède instrumental, l’œuvre s’achève sur deux quia pius es, le premier en la majeur, le second en la mineur.
Philippe Torrens (Choeur d’Oratorio de Paris)