Cet billet a pour but de vous présenter l’oeuvre chantée en seconde partie des concerts des 13 et 15 décembre 2019
Le Requiem de Maurice Duruflé, dédié à la mémoire de son père, se conforme à une tradition française « gallicane » qui préserve une liturgie propre à la France et l’éloigne des prescriptions du Concile de Trente. C’est pourquoi de nombreux Requiem français ne comportent pas la séquence Dies irae, comme ceux de Du Cauroy, Gilles, Campra et Fauré. Duruflé a, comme Fauré, terminé sa messe des morts par un In Paradisum, mettant l’accent sur l’espoir d’un au-delà heureux.
Le compositeur est un catholique convaincu et son Requiem porte la marque de ses convictions. Malgré l’absence de Dies irae, il met abondamment en relief la menace de l’Enfer, d’abord dans le Domine Jesu Christe qui l’illustre par la gueule du lion ouverte pour avaler les damnés, comme sur les portails des cathédrales, le Tartare, les ténèbres et les peines éternelles, puis dans le Libera me qui évoque le jour « très amer » du Jugement Dernier et l’homme tremblant face à la menace de la « mort éternelle ». Si ce Requiem commence et se termine dans l’apaisement (la fréquence avec laquelle est repris requiem aeternam est tout à fait frappante), son atmosphère est toutefois loin d’être toujours sereine.
L’originalité de ce Requiem est d’autre part que Duruflé y recourt le plus souvent à des thèmes grégoriens qu’il associe avec d’autres éléments thématiques et avec des harmonies qui font de lui un musicien du 20e siècle. La fluidité rythmique particulière de l’œuvre prend elle aussi modèle sur le phrasé grégorien.
I – Introït
Requiem aeternam dona eis, Domine, | Donne-leur le repos éternel, Seigneur, |
et lux perpetua luceat eis. | Et qu’une lumière perpétuelle brille pour eux. |
Te decet hymnus, Deus, in Sion | Il te faut, Dieu, un hymne chanté à Sion |
et tibi reddetur votum in Jerusalem. | et le vœu sera accompli pour toi à Jérusalem. |
Exaudi orationem meam. | Écoute [exauce] ma prière. |
Ad te omnis caro veniet. | À toi viendra toute chair. |
L’entrée dans l’œuvre s’effectue dans la douceur : le thème grégorien du Requiem est énoncé à l’unisson par les hommes, planant au-dessus d’un accompagnement d’orgue très fluide, et coloré par l’intervention aérienne des pupitres féminins. Puis l’accompagnement d’orgue devient plus ferme et les sopranos entonnent, toujours dans la douceur, Te decet hymnus, suivies par les altos sur exaudi nos.
Une brève transition à l’orgue reprend l’accompagnement fluide du début sur lequel l’orgue énonce à son tour le thème grégorien, tandis que ténors et sopranos à l’unisson sur Do répètent les paroles initiales, bientôt rejoints par les autres voix qui descendent lentement vers le grave, pour finir sur un accord de Fa.
II – Kyrie
Kyrie, eleison ! Christe eleison ! | Seigneur, aie pitié ! Christ, aie pitié ! |
Les basses enchainent directement le thème grégorien du Kyrie, suivis par les autres voix qui en reprennent successivement les premières notes. Une vaste variation polyphonique se déroule à partir des éléments de ce thème. Un retour de Kyrie, sur un thème différent et en entrées rapprochées de trois voix, clôt cette première séquence. Altos et sopranos entonnent le Christe en imitation, interrompues par les basses qui réintroduisent le Kyrie sur le second thème, suivis par les autres voix, de façon d’abord dynamique jusqu’à un fortissimo, puis le mouvement s’éteint progressivement.
III – Domine Jesu Christe
Domine Jesu Christe, rex gloriae, | Seigneur Jésus-Christ, roi de gloire, |
libera animas omnium fidelium defunctorum | libère les âmes de tous les fidèles défunts |
de pœnis inferni et de profundo lacu. | des peines de l’enfer et du puits profond. |
Libera eas de ore leonis, | Libère-les de la gueule du lion, |
ne absorbeat eas Tartarus, | que le Tartare ne les engloutisse pas, |
ne cadant in obscurum. | qu’ils ne tombent pas dans les ténèbres. |
Hostias et preces tibi, Domine, | Ces sacrifices et ces prières, Seigneur, |
laudis offerimus. | nous les offrons pour ta gloire. |
Tu suscipe pro animabus illis | Reçois-les en faveur de ces âmes |
quarum hodie memoriam facimus. | dont aujourd’hui nous évoquons le souvenir. |
Fac eas, Domine, | Fais-les, Seigneur |
de morte transire ad vitam | de la mort passer à la vie |
quam olim Abrahae promisisti | que jadis tu as promise à Abraham |
et semini ejus. | et à sa descendance. |
Un prélude d’orgue s’articule autour d’une brève ritournelle grave. Puis les altos adressent une modeste supplication au Christ, dans un chant d’allure grégorienne, mais qui ne correspond pas à la mélodie originale. Le chœur reprend libera eas avec intensité, de façon presque toujours homophone et descend vers le grave, pour illustrer in obscurum.
Puis le mouvement s’anime et les supplications du chœur se font de plus en plus pressantes et comme affolées devant la perspective des peines éternelles, accompagnées par un orgue déchaîné qui mêle à ses accords aigus et précipités le motif grave du début. Une dernière descente in obscurum laisse place à une transition d’orgue qui se rassérène pour laisser surgir le thème grégorien sed signifer sanctus Michael : le ciel s’ouvre de nouveau sur l’apparition de l’archange et la promesse de salut faite par Dieu à Abraham et à sa descendance. Le baryton solo intervient modestement, puis de façon plus décidée, sur un nouveau motif grégorien (tu suscipe), la ritournelle grave réapparaît et le baryton termine sa prière en revenant au ton modeste. L’orgue s’envole vers l’aigu pour accueillir les voix de femmes (à la tierce) rappelant la promesse faite à Abraham. Ce mouvement tourmenté s’achève dans l’apaisement.
IV – Sanctus
Sanctus, sanctus Dominus Deus sabaoth. | Saint, saint est le Seigneur, Dieu des armées [célestes]. |
Pleni sunt caeli et terra gloria tua. | Les cieux et la terre sont pleins de la gloire. |
Hosanna in excelsis. | Hosanna au plus haut des cieux. |
Sur fond de nouvelles coulées de notes à l’orgue, sopranos et altos énoncent le thème grégorien du Sanctus, souvent en accords de sixte, comme de légères volées de cloches, sans aucune solennité. L’acclamation Hosanna, d’abord énoncée discrètement par les deux voix féminines, s’amplifie peu à peu avec l’entrée des voix masculines et prend un caractère triomphal, avant de s’éteindre graduellement et de laisser place aux deux voix de femmes qui entonnent Benedictus sur le même thème grégorien que Pleni sunt cœli et mènent le mouvement vers une fin très douce.
V- Pie Jesu
Pie Jesu Domine, | Seigneur Jésus plein de bonté, |
Dona eis requiem, | Donne-leur le repos, |
Sempiternam requiem. | Le repos éternel. |
Comme Fauré, Duruflé a confié son Pie Jesu à une soliste (mezzo-soprano) à laquelle répond une voix instrumentale, soit un violoncelle, soit, comme ici, une partie d’orgue. L’instrument ne fait d’abord que renvoyer une sorte d’écho à la mezzo-soprano, puis il chante en même temps qu’elle, et parfois à l’unisson. Au troisième retour de pie Jesu, la supplication se fait plus ardente, la voix et l’instrument, qui monte dans le registre aigu, se soutenant mutuellement. Peu à peu la mezzo plonge dans le grave, tandis que l’instrument énonce la mélodie, avant de descendre rejoindre la voix sur le Do final.
VI- Agnus Dei
Agnus Dei qui tollis peccata mundi, | Agneau de Dieu qui effaces les péchés du monde, |
dona eis requiem sempiternam. | donne-leur le repos éternel. |
Sur le fond de deux mélodies qui s’entrecroisent, l’orgue fait entendre un premier motif grave en valeurs longues, qui aboutit à l’entrée des altos sur le thème grégorien de l’agnus Dei dont l’orgue offrira régulièrement des échos fragmentaires. Un intermède d’orgue présente un nouveau motif récurrent. Le thème grégorien est chanté une quinte plus haut par les ténors, relayés par les secondes sopranos et altos en canon. Puis c’est le tour des voix les plus aiguës, une quarte plus haut. L’entrée de tous les hommes conduit l’ensemble vers une cadence. Une transition d’orgue réintroduit le second motif, suivi par l’entrée des basses seules qui abandonnent le thème grégorien pour une supplication plus insistante, à laquelle toutes les voix, homophones, se joignent. Le thème grave initial revient préparer le dernier requiem sempiternam, toujours en homophonie.
VII – Lux aeterna
Lux aeterna luceat eis, Domine, | Qu’une lumière éternelle brille pour eux, Seigneur, |
cum sanctis tuis in aeternum, | en compagnie de tes saints pour l’éternité, |
quia pius es. | puisque tu es plein de bonté. |
Requiem aeternam dona eis, Domine, | Donne-leur le repos éternel, Seigneur, |
et lux perpetua luceat eis, | et qu’une lumière perpétuelle brille pour eux, |
cum sanctis tuis in aeternum | en compagnie de tes saints pour l’éternité |
quia pius es. | puisque tu es plein de bonté. |
Le mouvement expose d’abord une ritournelle, dont le début est emprunté à une phrase du thème grégorien chanté ensuite (quia pius es) par les sopranos avec le soutien harmonique des autres voix sur le son [ou], ce qui confère à l’ensemble une atmosphère éthérée. Après la ritournelle, le motif grégorien est repris de façon identique, mais une quinte plus haut et avec l’orgue dans l’aigu qui l’énonce en canon légèrement décalé. Ensuite, sopranos et ténors entonnent un nouveau requiem aeternam sur un Do répété, tandis que l’orgue déploie une sorte de choral solennel en accords homophones. Le procédé est repris, après la ritournelle, par les altos et les basses (sur Fa), avec le même accompagnement d’orgue, jusqu’à un accord final dont la dissonance recherchée sonne très harmonieusement.
VIII – Libera me
Lux aeterna luceat eis, Domine, | Qu’une lumière éternelle brille pour eux, Seigneur, |
cum sanctis tuis in aeternum, | en compagnie de tes saints pour l’éternité, |
quia pius es. | puisque tu es plein de bonté. |
Requiem aeternam dona eis, Domine, | Donne-leur le repos éternel, Seigneur, |
et lux perpetua luceat eis, | et qu’une lumière perpétuelle brille pour eux, |
cum sanctis tuis in aeternum | en compagnie de tes saints pour l’éternité |
quia pius es. | puisque tu es plein de bonté. |
L’atmosphère change radicalement : une sorte de vide menaçant avec seulement un petit accord de Fa mineur, puis les basses entrent avec un motif suppliant (qui n’est pas grégorien) qui vite se déploie vers l’aigu, rapidement suivi par les autres voix dans un crescendo illustrant la crainte du Jugement Dernier. Cela aboutit à un grand cri sur per ignem. Le tremblement de l’homme devant son juge est exprimé par le baryton solo qui énonce un thème grégorien. Le climat menaçant du début revient et c’est aux basses qu’est confiée l’évocation du jour de colère (dies irae), toujours sur un thème grégorien. Toutes les voix reprennent ce motif de façon homophone. Quelques ponctuations sombres de l’orgue amènent une seconde évocation du jugement, beaucoup plus apaisée, immédiatement suivie par un nouvel énoncé de Requiem aeternam par les sopranos qui passent vite à lux perpetua : note d’espoir introduite tout de suite après la peur du jugement. L’orgue brode sur requiem aeternam et, revenant au Fa mineur initial, permet au chœur à l’unisson des quatre voix d’entonner de nouveau le motif initial du libera me, jusqu’à ce que les voix se dissocient sur saeculum per ignem dans un dernier forte. Le mouvement s’éteint dans un unisson des altos et des ténors pour une ultime reprise de libera me.
IX – In Paradisum
In Paradisum deducant angeli, | Qu’au paradis les anges te conduisent, |
in tuo adventu suscipiant te martyres | qu’à ton arrivée les martyrs t’accueillent |
et perducant te in civitatem sanctam | et te mènent à la cité sainte |
Jerusalem. | de Jérusalem [la Jérusalem céleste]. |
Chorus angelorum te suscipiat | Que le chœur des anges t’accueille |
et cum Lazaro quondam paupere | et qu’avec Lazare, qui autrefois fut pauvre |
aeternam habeas requiem. | tu aies le repos éternel. |
L’orgue introduit l’atmosphère paradisiaque par un accord d’une subtile dissonance, délicatement mouvant, sur lequel les sopranos déploient la mélodie grégorienne. Un autre thème grégorien à l’orgue prépare l’entrée du chœur, homophone, qui, après un léger crescendo aboutissant à l’évocation de Lazare (l’homme ressuscité par le Christ durant sa mission terrestre, symbolisant la possibilité de la résurrection pour l’humanité entière), termine le mouvement dans la sérénité sur aeternam requiem et sur une cadence qui n’est guère conclusive puisqu’elle aboutit à un accord de septième là où l’on attendrait un accord parfait : expression d’un doute ou, plutôt, ouverture sur ce qui n’a pas de fin ?
Thierry Escaich, Compositeur et organiste, co-titulaire avec Vincent Warniner des orgues de Saint Etienne du Mont, à propos de Duruflé